Le Tintoret avait décidément tous les dons !

Samedi dernier, j’ai participé avec l’association Erasmus à un tour de Venise heureusement nommé Venezia dei misteri, peut-être ma meilleure visite de Venise de même que ma meilleure excursion Erasmus. L’objectif était de découvrir « l’autre » Venise. Et si l’authenticité s’évalue selon un rapport inversement proportionnel au nombre de touristes, c’était plutôt réussi car nous en avons croisé fort peu (remarquez que les Erasmus ne se considèrent pas comme des touristes !).

Ce parcours à travers le ghetto, les calli, les campi, les fondamente fut jalonné par moult légendes, histoires effrayantes et mystères irrésolus ayant pour cadre la Sérénissime. Relater toutes ces histoires serait impossible, aussi ai-je décidé de vous raconter ma préférée. Elle met en scène le célèbre peintre maniériste Jacopo Robusti, plus connu sous le nom du Tintoret, ou plutôt sa fille.

Un jour, de retour de la messe, la fille du Tintoret rencontre une vieille femme.

« Ma petite, veux-tu devenir aussi bonne et pure que la Madone ? » lui demande la vieille.

« Oh oui ! » répond l’enfant.

« Alors, durant l’Eucharistie, lui explique la vecchia, au lieu de manger l’hostie, tu la glisseras dans ta poche et tu la mettras à l’abri. Quand tu en auras récolté dix, tu viendras me trouver et alors tu deviendras comme la Vierge. »

La petite, qui est fort pieuse, accepte joyeusement et s’empresse de suivre ces conseils en cachant les hosties sous l’escalier.

Mais, au bout de quelque temps, elle se rend compte que les animaux de la maison sont comme terrifiés, ils se tiennent à distance de l’escalier. Prenant peur, la fillette s’en va conter son aventure à son père. Le Tintoret, qui n’est pas seulement un grand peintre mais également un esprit avisé, devine que la vieille femme est en réalité une strega (une sorcière) et qu’elle a besoin des hosties pour accomplir quelque rituel satanique. Il se fait indiquer par sa fille la fameuse cachette puis va porter les hosties sur l’autel de l’église voisine, San Cristoforo, dite Madonna dell’Orto (parce qu’une statue de la Vierge avait été trouvée dans un jardin à proximité), pour les purifier.

Le jour dit, il envoie sa fille chercher la sorcière. Cette dernière pénètre dans la maison du peintre sans se méfier. C’était oublier que, non content de s’y connaître en peinture, Le Tintoret était versé dans les mystères de la Kabbale. Il la confond alors et, récitant quelques incantations qui produisent une épaisse nuée noire, il expulse littéralement la strega hors de la maison, provoquant ainsi un énorme trou dans le mur à l’endroit de l’impact. Pour le masquer, mais surtout pour protéger la maison des mauvais esprits, Le Tintoret, qui se révèle également sculpteur, confectionne une statue d’Hercule. Le héros grec n’a pas failli à sa mission car, depuis ce jour, jamais la sorcière n’est revenue…

Et la fille du Tintoret ? me demanderez-vous. Elle n’est pas devenue aussi bonne ni aussi pure que la Madone, mais ce n’est peut-être pas plus mal, après tout !

(Image: Robusti (Jacopo), dit Le Tintoret, La Tentation d'Adam sur: http://www.wga.hu/index1.html)